Musiques du muet
La musique est le plus souvent jouée
en « direct » dans la salle au cours de la projection
(plutôt « sourd » selon le mot de Michel Chion);
par un pianiste, une petite formation ou un orchestre qui interprètent
une partition généralement constituée d'un
enchaînement de morceaux existants et arrangés
pour l'occasion ou, parfois, une partition originale.
Un des premiers compositeurs à se livrer
à cet exercice est Camille Saint-Saëns pour L'Assassinat
du duc de Guise (André Calmettes, Charles Le Bargy, 1908).
à partir des années vingt les expériences
se multiplient, Darius Milhaud pour L'Inhumaine (Marcel L'Herbier,
1923), Erik Satie, en 1924, pour Entr'acte, court métrage
de René Clair qui devait s'intégrer dans le ballet
de Picabia, Relâche. Un an plus tard, Florent Schmitt
pour Salammbô (Pierre Marodon) et enfin, Arthur Honegger
pour Napoléon (Abel Gance, 1927). Nombreux sont les compositeurs
à écrire pour le cinéma ou pour le ballet
mais les conditions dans lesquelles leurs oeuvres sont données
ne peuvent toujours les satisfaire. Si dans les grandes villes,
où plusieurs théâtres se sont convertis
en salles de cinéma, on dispose de leur orchestre, dans
les plus petites, les films passent avec un accompagnement quelconque.
Comment cette musique est-elle pensée
? Dans un premier temps, elle doit aider à fixer davantage
l'attention du spectateur en le plongeant devant les images
dans un état proche de l'hypnose, ce que l'agaçant
bourdonnement d'insecte du projecteur, même couvert par
la musique, est loin de susciter.
Les thèmes musicaux s'enchaînent,
traduisent le climat des différentes séquences,
soulignent les points forts de l'histoire 1, ou permettent la
reconnaissance des personnages en reflétant leurs intentions.
Un article de Gabriel Bernard dans le Courrier musical du 1er
janvier 1918 nous éclaire sur les pratiques d'arrangement
de cette musique séquentielle en France : « Le
chef d'orchestre adaptateur a préalablement bien classé
dans sa mémoire une collection de morceaux et de fragments
de morceaux, dont chacun correspond à une catégorie
d'effets cinématographiques déterminés.
Il sait que pour accompagner des scènes idylliques, il
peut utiliser indifféremment son numéro 1 ou son
numéro 2. Toutefois le numéro 2 a l'avantage de
se prêter à des reprises en nombre illimité...
la scène idyllique étant assez longue, il choisira
son numéro 2 ! » Pour l'arrivée d'un personnage
angoissant, « il a à sa disposition un choix très
riche de numéros pleins de mystère, d'angoisse
et de menace. [...] Or, le personnage qui va tout gâter
ne fait que passer sur l'écran. Il choisit alors le plus
court de ces cinq numéros. » Dans la pratique courante,
la musique du muet est caractéristiquement, dans les
années 1910 et 1920, une liste de morceaux compilés
dans la tradition du XVIIIe siècle 2, empruntés
à toutes les musiques (tant que le cinéma restera
un spectacle de foire on aura davantage recours aux airs à
la mode). Combien d'articles de l'époque n'ironisent-ils
pas sur l'effet « coq-à-l'âne » des
projections cinématographiques où un air de guinguette
s'enchaîne sans façon avec Schumann, Debussy ou
Wagner ?
Des opéras muets
La fréquence des opéras portés
à l'écran durant la période du muet peut
paraître plus surprenante encore. Méliès
tourne très tôt Faust, La Damnation de Faust, Le
Barbier de Séville (vers 1903). La musique relève
aussi de la compilation des airs instrumentaux ou vocaux les
plus connus. Non seulement, alors que dans ces années
1905-1907 le cinéma connaît une première
crise, l'opéra donne des sujets mais il est prétexte
à essayer d'autres procédés de cinéma
parlant, cette fois plus mécaniques. Entre 1900 et 1907,
Alice Guy réalise, avec le chronophone Gaumont, cent
quatre « phonoscènes » dont Carmen, Faust
et Mireille. Mentionnons également deux autres mises
à l'écran de l'opéra de Bizet : en 1909,
un « film d'art » avec Regina Beudet et en 1926,
celui de Jacques Feyder avec Raquel Meller.
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